Aujourd'hui, nous allons parcourir le deuxième chant des Géorgiques de Virgile. Nul besoin de dépoussiérer son Gaffiot ! Nous allons en lire la traduction mise en vers et en français par Jacques « l'abbé » Delille. Publiant en 1770 son ouvrage de référence, cet académicien latiniste remettait au goût du jour une pierre angulaire du lyrisme antique. Il n'y a guère qu'Ovide pour pouvoir disputer à Virgile le titre de plus grand poète des sept collines romaines. Les deux étaient d'ailleurs contemporains, à la fin du premier siècle après Jésus Christ. La langue latine accouchait de ses maîtres alors que sa crâne rhétorique agonisait. Enterrée moribonde avec l'ancienne République et priée de ne pas s'attarder sur la guerre civile qui s'était ouverte avec l'assassinat de César.
Tandis que le nouvel ordre était institué et la figure impériale gravée dans les marbres, Virgile peaufinait sa métrique et devenait fin rimeur. Mais il n'était pas de ces poétes songeurs et insouciant. Ayant enduré l'exil et l'expropriation, Virgile savait faire bon usage de ses talents. Avec la rédaction des Géorgiques il répondait ainsi à une commande de Mécène. Ami des artistes dont le nom est passé à la postérité, Mécène était également conseiller et administrateur de l'empereur Octave. Les Géorgiques tissent un poème sur l'agriculture, qui se réclame de la pédagogie et aune certaine prétention à l'exhaustivite. En quatre chants, Virgile fait le tour des principales activités agricoles : le blé, les arbres fruitiers (dont la vigne), l'élevage et l'apiculture.
Mais s'agit-il seulement d'un traité d'agriculture savamment tourné ? Le philosophe Sénèque n'hésitait pas à avancer que « ce n'était pas pour instruire les agriculteurs, mais pour charmer les lecteurs que Virgile écrivit son poème ». Au vu du commanditaire et de l'auteur, diverses clés de lecture peuvent être avancées. Jacques Gaillard et René Martin estiment dans leur Anthologie de la littérature latine que cette œuvre peut être vue soit comme un appel patriotique donnant le goût rural à un Empire, soit à une réplique latine aux Travaux et les jours du grec Hésiode*.
Les conseilleurs ne sont pas les viticulteurs
Virgile, ou Publius Vergilus Maro en version originale, est devenu le poète majeur de l'Antiquité romaine en seulement trois œuvres : les Bucoliques, les Géorgiques etl'Enéide. Soit l'idéal d'un monde pastoral, un éloge des activités rurales et un mythe fondateur. La vision idéalisée d'un retour à la terre n'est pas sans évoquer la bande dessinnée éponyme de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet. L'abondance naturelle n'empêche pas une approche réaliste des moyens de se les procurer. Si les contrées agraires sont stables et rassurantes, rythmées par la nature et les cultes divins, elles n'en proposent pas moins une vie difficle en regard de celle citadine.
D'origine rurale, Virgile ne dépeint pas une Arcadie de Cocagne, mais des travaux dont seule la dureté permet de profiter d'une nature prodigue. Dans le deuxième chant, l'ode au dieu revigorant la vigne devient ainsi un éloge aux travaux répétés. Car « la vigne veut des soins sans cesse renaissants ;
de la terre trois fois il faut fendre les flancs,
Sans cesse retrancher des feuilles inutiles,
Sans cesse tourmenter des coteaux indociles.
Le soleil tous les ans recommence son cours :
Ainsi roulent en cercle et ta peine et tes jours. »
Au détour d'une rime, Virgile et Delille lèvent donc leurs vers à Hésiode, rendant de moins en moins ténue le lien de parenté qui les unit. Cette dédicace poétique n'atténue en rien la portée pratique des conseils précédants. Mais à l'effeuillage, à la plantation ou au labour, nous allons préférer les remarques de Virgile à propos de la taille. Le roulement des travaux répondant au cycle végétal, la dernière tâche revêt une importance non négligeable. Et Virgile de conseiller que « Même lorsque le cep, privé de sa parure,
Cède aux froids aquilons un reste de verdure,
Déja le vigneron, reprenant ses travaux,
Bien loin vers l'autre année étend ses soins nouveaux ;
Déja d'un fer courbé la serpette tranche
Taille et forme à son gré la vigne obéissante.
Veux-tu de ses trésors t'enrichir tous les ans ?
Prends le premier la bâche et les boyaux pesants :
Retranche le premier les sarments inutiles ;
Le premier, jette au feu leurs dépouilles fragiles ;
Renferme leurs appuis, remets-les le premier :
pour boire du nectar vendange le dernier »
Sous le doux rythme de ces magnifiques alexandrins se cachent une sagesse empirique qui n'est pas sans rappeller les proverbes vignerons. Sortis de leurs contextes, on pourrait d'ailleurs les faire passer pour de vrais dictons issus de l'expérience populaire. Par exemple : « et quand la grappe enfin mûrit sous son feuillage / Pour noyer ton espoir il suffit d'un orage ». On croirait un adage, de ceux qui se transmettent et restent d'actualité (même en cas de changement climatique ?). Il n'y a pas que des leçons de viticulture dans les Géorgique, il y a aussi des leçons de vie : « Ne désire donc point un enclos spacieux / Le plus riche est celui qui cultive le mieux. » Une vision simple de l'honnête médiocrité, comme dirait Sainte-Beuve.