Aujourd'hui, nous aller assister à un concert de Bruce Springsteen. Mais nous n'aurons pas d'yeux que pour Bruce ''the boss'' Springsteen. C'est pour son premier apôtre, Clarence ''the big man'' Clemons, que nous retournons au milieu des années 1970. Saxophoniste ténor, il a donné son âme (forcément soul) au E Street Band, le groupe qui accompagne fidélement Bruce Springsteen depuis ses débuts à Asbury Park (New Jersey). D'après la légende, c'est par une nuit de tempête que Clarence Clemons aurait rencontré Bruce Springsteen. Le premier aurait fait une entrée dans le club où jouait le deuxième, lui annonçant son envie de joindre le groupe. Histoire de faire oublier qu'il venait de sortir les portes du Student Prince de leurs gonds*. Mais ce n'est (tant) pas pour écouter ce saxophone tempétueux que nous sommes parmi la foule texane de cette soirée du 10 mars 1974.
Cette nuit, Clarence Clemons prend le micro et donne de la voix, dans le Liberty Hall de Houston, avec Gimme that wine. D'après le site de référence BruceSpringsteen.it, cette interprétation aura été particulièrement rare (seulement trois ont été répertoriées lors de la tournée précédant l'album Born to Run), ce morceau n'apparaissant sur aucun enregistrement (sauf celui pirate, ci-dessous). Devant nous, Clarence Clemons interprète donc une chanson de John Hendricks, axée sur un motif on ne peut plus répétitif : le chanteur est brimé (par sa femme, un cambrioleur, un incendie, un accident de la route...), mais ne perd son calme que lorsque sa bouteille de vin est menacée. Dès lors il se lance dans une longue litanie qui donne son titre à la chanson (« gimme that wine » donc). Ce qui donne ici le temps à Bruce Springsteen de réaccorder sa guitare...
Gimme some E sweet wine
La meilleure façon de résumer les trois bonnes heures d'un concert de Springsteen est de les comparer à un office, une communion de l'audience avec un groupe et son leader. Un Bruce Springsteen de plus en plus charismatique et christique, au fur et à mesur d'un marathon rock à la sueur toute prolétarienne. Basant son show sur la spontanéité, le boss est au service de son public, qui reprend souvent en chœur les refrains et n'hésite pas réclamer des morceaux. Le récent documentaire Springsteen & I regorge de touchants témoignages qui font de ces moments d'échanges de vraies leçons de vie, plus que des sermons. Dans ce cadre musico-fanatique, il n'y a pas de ruptures (ou alors des entractes, désormais disparus). Les chansons s'enchaînent et les blancs ne sont que des jeux avec la patience de l'audience (comme pour Fire).
Mais au début de sa carrière, alors que Bruce Springsteen se cherchait encore une personnalité artistique (hésitant entre le un Bob Dylan et son Band qui se prendrait pour James Dean dans Greetings from Asbury Park et la fanfare foutoir, aux accents déjà spectoriens, de The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle), il avait peu de roadies pour lui tendre sa Fender Telecaster/Esquire de rechange. S'il cassait une corde à sa guitare, il lui fallait lui réparer et le groupe devait meubler ! Ce serait la raison de cette interlude chanté par Clarence Clemons. S'il ne donne pas (et c'est dommage) dans le Adam raised a vine ou Hard to be a cinsault in the city, il reprend donc une chanson du trio vocal Hendricks, Lambert et Ross (publiée en 1961).
Clarence Clemons a ici un chant qui étonne. Avec le souffle soul qui fait sa musique, il donne pourtant dans l'interprétation scat. Avec cette approche jazz, les paroles paraissent plus parlées et éméchées que dans la version originale, sans pour autant parodier Screamin Jay Hawkins. Et si on lui présentait les sex symbols de l'époque ( Brigitte Bardot, Marylin Monroe, Sophia Loren...), c'est avec une fougue potache que Clarence Clemons les rejette pour sa bouteille. Car il ne peut bien se porter sans son muscat, qu'il ne boit d'ailleurs que pour des raisons médicales (cause I can't get well without Muskatel // I only drink for medicinal purposes anyway). Ces vers prophétiques annoncent à la fois le French Paradox, (même vu d'un mauvais œil par le 'National Surgeon') et la mode des vins de muscat, qui bat actuellement son plein sur le marché américain.
Devant le Big Man (de son vrai nom Clarence Anicholas Clemons, Jr.) et son interlude comique de 1974, on ne peut oublier l'été 2011, où après 40 ans de complicité, il quitta le E Street Band suite aux complications fatales d'une crise cardiaque. Dans sa vibrante élégie glissée dans l'album Wrecking Ball, Bruce Springsteen précise« qu'il ne quitte pas le groupe à sa mort. Il le quittera quand nous serons tous morts. » Clarence Clemons est le deuxième membre originel du E street band à disparaître (après Danny Federici en 2008). En plus de Bruce Springsteen, il aura collaboré avec légendes du rock (Roy Orbison, Carl Perkins...), mais aussi certaines icônes plus pop et discutables (Ringo Starr et même... Lady Gaga). Plus appropriée qu'une minute de silence, Bruce Springsteen et le E Street Band auront commémoré à chaque concert de la tournée Wreckling Ball (2012-2013) le souffle du Big Man. Que ce soit avec le titre We Are Alive ou en reprenant en Suède, à Gothenburg, le magistral Jungleland de Clarence Clemons, dont le solo était joué par Jake Clemons, le neveu du grand homme.
* : pour plus de romance, écouter Tenth Avenue Freeze Out. Il est à noter que Steve ''Miami'' van Zandt peut également prétendre au titre de premier apôtre du E Street Band, mais comme il a quitté à l'occasion des années 1980 le groupe...
[Illustration : photo non publiée, issue de la session pour la couverture de l'album Born to Run, prise par Eric Meola (1975)]