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10 septembre 2013 2 10 /09 /septembre /2013 08:30

Aujourd'hui, nous aller assister à un concert de Bruce Springsteen. Mais nous n'aurons pas d'yeux que pour Bruce ''the boss'' Springsteen. C'est pour son premier apôtre, Clarence ''the big man'' Clemons, que nous retournons au milieu des années 1970. Saxophoniste ténor, il a donné son âme (forcément soul) au E Street Band, le groupe qui accompagne fidélement Bruce Springsteen depuis ses débuts à Asbury Park (New Jersey). D'après la légende, c'est par une nuit de tempête que Clarence Clemons aurait rencontré Bruce Springsteen. Le premier aurait fait une entrée dans le club où jouait le deuxième, lui annonçant son envie de joindre le groupe. Histoire de faire oublier qu'il venait de sortir les portes du Student Prince de leurs gonds*. Mais ce n'est (tant) pas pour écouter ce saxophone tempétueux que nous sommes parmi la foule texane de cette soirée du 10 mars 1974.

Cette nuit, Clarence Clemons prend le micro et donne de la voix, dans le Liberty Hall de Houston, avec Gimme that wine. D'après le site de référence BruceSpringsteen.it, cette interprétation aura été particulièrement rare (seulement trois ont été répertoriées lors de la tournée précédant l'album Born to Run), ce morceau n'apparaissant sur aucun enregistrement (sauf celui pirate, ci-dessous). Devant nous, Clarence Clemons interprète donc une chanson de John Hendricks, axée sur un motif on ne peut plus répétitif : le chanteur est brimé (par sa femme, un cambrioleur, un incendie, un accident de la route...), mais ne perd son calme que lorsque sa bouteille de vin est menacée. Dès lors il se lance dans une longue litanie qui donne son titre à la chanson (« gimme that wine » donc). Ce qui donne ici le temps à Bruce Springsteen de réaccorder sa guitare...

 

Bruce-Springsteen-Clarence-Clemons-Born-to-Run-Alb-copie-1.png

 

Gimme some E sweet wine

La meilleure façon de résumer les trois bonnes heures d'un concert de Springsteen est de les comparer à un office, une communion de l'audience avec un groupe et son leader. Un Bruce Springsteen de plus en plus charismatique et christique, au fur et à mesur d'un marathon rock à la sueur toute prolétarienne. Basant son show sur la spontanéité, le boss est au service de son public, qui reprend souvent en chœur les refrains et n'hésite pas réclamer des morceaux. Le récent documentaire Springsteen & I regorge de touchants témoignages qui font de ces moments d'échanges de vraies leçons de vie, plus que des sermons. Dans ce cadre musico-fanatique, il n'y a pas de ruptures (ou alors des entractes, désormais disparus). Les chansons s'enchaînent et les blancs ne sont que des jeux avec la patience de l'audience (comme pour Fire).

Mais au début de sa carrière, alors que Bruce Springsteen se cherchait encore une personnalité artistique (hésitant entre le un Bob Dylan et son Band qui se prendrait pour James Dean dans Greetings from Asbury Park et la fanfare foutoir, aux accents déjà spectoriens, de The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle), il avait peu de roadies pour lui tendre sa Fender Telecaster/Esquire de rechange. S'il cassait une corde à sa guitare, il lui fallait lui réparer et le groupe devait meubler ! Ce serait la raison de cette interlude chanté par Clarence Clemons. S'il ne donne pas (et c'est dommage) dans le Adam raised a vine ou Hard to be a cinsault in the city, il reprend donc une chanson du trio vocal Hendricks, Lambert et Ross (publiée en 1961).

Clarence Clemons a ici un chant qui étonne. Avec le souffle soul qui fait sa musique, il donne pourtant dans l'interprétation scat. Avec cette approche jazz, les paroles paraissent plus parlées et éméchées que dans la version originale, sans pour autant parodier Screamin Jay Hawkins. Et si on lui présentait les sex symbols de l'époque ( Brigitte Bardot, Marylin Monroe, Sophia Loren...), c'est avec une fougue potache que Clarence Clemons les rejette pour sa bouteille. Car il ne peut bien se porter sans son muscat, qu'il ne boit d'ailleurs que pour des raisons médicales (cause I can't get well without Muskatel // I only drink for medicinal purposes anyway). Ces vers prophétiques annoncent à la fois le French Paradox, (même vu d'un mauvais œil par le 'National Surgeon') et la mode des vins de muscat, qui bat actuellement son plein sur le marché américain.

 

 

 

Devant le Big Man (de son vrai nom Clarence Anicholas Clemons, Jr.) et son interlude comique de 1974, on ne peut oublier l'été 2011, où après 40 ans de complicité, il quitta le E Street Band suite aux complications fatales d'une crise cardiaque. Dans sa vibrante élégie glissée dans l'album Wrecking Ball, Bruce Springsteen précise« qu'il ne quitte pas le groupe à sa mort. Il le quittera quand nous serons tous morts. » Clarence Clemons est le deuxième membre originel du E street band à disparaître (après Danny Federici en 2008). En plus de Bruce Springsteen, il aura collaboré avec légendes du rock (Roy Orbison, Carl Perkins...), mais aussi certaines icônes plus pop et discutables (Ringo Starr et même... Lady Gaga). Plus appropriée qu'une minute de silence, Bruce Springsteen et le E Street Band auront commémoré à chaque concert de la tournée Wreckling Ball (2012-2013) le souffle du Big Man. Que ce soit avec le titre We Are Alive ou en reprenant en Suède, à Gothenburg, le magistral Jungleland de Clarence Clemons, dont le solo était joué par Jake Clemons, le neveu du grand homme.

 


 

* : pour plus de romance, écouter Tenth Avenue Freeze Out. Il est à noter que Steve ''Miami'' van Zandt peut également prétendre au titre de premier apôtre du E Street Band, mais comme il a quitté à l'occasion des années 1980 le groupe...

 

[Illustration : photo non publiée, issue de la session pour la couverture de l'album Born to Run, prise par Eric Meola (1975)]

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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 08:30

Aujourd'hui, nous allons écouter un blues de Muddy Waters : Champagne and Reefer, titre que l'on traduira par « du champagne et un joint ». Aussi électrique qu'indolent, ce morceau clot le concert que McKinley ''Muddy Waters'' Morganfield donnait avec les Rolling Stones le 21 novembre 1981 au Checkerboard Lounge (Chicago). Célèbre pour son interprétation de Hoochie Coochie Man, Muddy Waters forme avec Bo Diddley et Howlin Wolf la sainte trinité du blues de Chicago. Matérialisant le chaînon manquant entre le blues du Delta et le brit rock, Muddy Waters a été invité à Londres en 1972, tout comme Howlin' Wolf l'avait été en 1971 par la scène rock britannique*.

De Jimi Hendrix à Angus Young, nombre de guitaristes ont été influencé par Muddy Waters, l'une des étincelles de l'explosion du British Blues. Les Rolling Stones ne sont pas les derniers à se réclamer de son héritage, le nom même de leur groupe venant d'un blues de Muddy Waters (Rollin' Stone, réinterprétation du traditionnel Catfish Blues). Lors du concert de 1981, les Rolling Stones reprennent à la lettre les codes électriques du Chicago Blues, tels de bons petits écoliers ayant fait leurs classes. Si sur ce morceau les sales gosses du rock portent bien, le bluesman bien sapé arrête de carburer au bourbon pour se faire le chantre du champagne en coupette et de l'herbe qui rend bête (pour voir un extrait de ce concert, cliquer ici).

 

Champagne-And-Reefer-Muddy-Waters-Rolling-Stone.png

 

Pierre qui roule (des joints) n'amasse pas mousse(ux)

 

Oscillant entre l'effervescence et l'éthéré, Champagne & Reefer s'afirme dès lors qu'il s'agit de son accroche : « Yeah bring me champagne when I'm thirsty / Bring me reefer when I want to get high ». Ce que l'on peut traduire par : donne moi du champagne quand je suis assoifé / donne moi un joint quand je veux être perché. En argot américain, un reefer est un effet une cigarette de marijuana, et non un container réfrigéré comme le croirait tout logisticien qui se respecte. A noter, pour les amateurs de parenthèse lexicographique, qu'aux Etats-Unis le champagne n'était pas forcément de Champagne à l'époque, mais on fera comme si.

Si fumer une cigarette est interdit avant toute dégustation de vin qui se respecte (ainsi que l'usage de déodorants et autres dentifrices : pour avoir un nez, mieux vaut ne pas se sentir), il existe de nombreux liens de dégustation entre cigares et digestifs : cognac, armagnac... Mais dans la liste des accords alcoolisés sur fumée (accords ô combien dommageables pour la santé : fumer et boire, c'est mal), l'assemblage champagne-haschich reste particuliérement culotté. Et toujours peu pratiqué, grâce à la vigilante rectitude de la législation en vigueur dans le pays où Baudelaire comparait dès 1851 vin et haschich, comme moyens de multiplication de l’individualité.

En Californie par contre, les expérimentateurs en herbe n'hésitent pas à aller plus loin, produisant des vin aromatisés au cannabis depuis les années 1980. Dans l'Antiquité méditerranéenne, les vins macéraient déjà dans des mixtures d'herbes aromatiques et d'eau de mer (voire d'huile en cas de transport), mais les pot wines restent particulièrement atypiques dans l'oenologie moderne. Certains vignerons n'hésitent pas y voir un vin du terroir américain, on ne peut en effet être plus éloignés des chemins habituellement battus dans le Nouveau Monde Viticole. 

Pour en revenir au manifeste pour drogues douces qu'est Champagne & Reefer, les vers : « Well you know there should be no law / On people that want to smoke a little dope » (soit : il ne devrait pas y a voir la moindre loi / contre ceux qui veulent fumer un peu de hasch) ont un écho tout particulier pour les Rolling Stones. En juin 1967, Mick Jagger et Keith Richards étaient en effet arrêtés dans le Sussex, le premier pour possession de tablettes d'amphétamines, le second pour avoir laissé sa maison accueillir des fumeurs de cannabis. Condamnés respectivement à 3 et 12 mois d'incarcération en première instance, les deux compères furent libérés suite à une forte vague de protestations (ayant notamment abouti sur des reprises des Rolling Stones par leurs substituts attitrés : The Who). La médiatisation de leur remise en liberté acheva d'en faire les chantres de l'anti-conformisme

Pour finir, il est conseillé d'écouter la version live de Champagne & Reefer que Muddy Waters propose sur son album Muddy "Mississippi" Waters Live(1979). Il y est efficacement épaulé par Johnny Winter, qui remit la légende du Delta en selle et en scène à la fin des années 1970. Plus glamour et proche de nous, Champagne & Reefer était également interprétée par les Rolling Stones et Buddy Guy à l'occasion du film Shine a light (concerts de 2006 mis en pellicule par Martin Scorcese). Il est à noter que Buddy Guy accompagna notamment Muddy Waters et possédait le Checkerboard Lounge au début des années 1980... La boucle est bouclée !

 

 

* : à l'initiative de la visite londonienne de Howlin Wolf, on trouve Mick Jagger, Charlie Watts et Bill Wyman des Rolling Stones, ainsi que Steve Winwood et Eric Clapton (que l'on peut retrouver sur ce blog en cliquant ici). L'écoute de l'album Howlin Wolf London Sessions, qui témoigne de ce séjour, est on ne peut plus recommandée.

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9 avril 2013 2 09 /04 /avril /2013 08:30

Aujourd'hui, nous allons écouter une chanson de Screamin' Jay Hawkins : Alligator Wine. A son corps défendant, le saurien des bayous y est un ingrédient de philtre d'amour vaudou. Si le vin est le sang treille, le vin d'alligator est logiquement du sang reptilien. L'honneur de l'alligator est sauf : il ne perd de sa superbe dans une ballade à l'eau de rose. Il reste un dinosaure, rock ! Gravé sur microsillons en 1958, Alligator Wine paraît 2 ans après See you later allligator, le cri primal de Bill Haley & the Comet. Le morceau est surtout diffusé 2 ans après I put a spell on you, le standard qui a fait de Jalacy « Screamin' Jay » Hawkins un monument musical (place au Rock'n Roll Hall of Fame faisant foi !).

Alligator Wine partage avec I put a spell on you l'idée d'un sortilége aidant la conquête de la belle. Même si dans les deux cas le désir de possession s'applique plus au corps qu'au cœur. Le philtre d'amour n'a décidément rien de chevaleresque. La Recette de l'amour fou de Serge Gainsbourg* explique par le menu la savante mise en condition pour faire mariner un cœur tendre. Le procédé est tout aussi détaillé ici. Tout commence par une saignée, pas de raisin pour un innofensif vin rosé, mais d'un alligator pour une concoction olé-olé (« take the blood out of an alligator »). A cette matrice s'ajoute un œil gauche de poisson, une peau de grenouille et un bol d'eau saumâtre. En comptant jusqu'à neuf et en crachant derrière son épaule gauche, le tour de magie est joué : « you got alligator wine ! » Et le résultat est assuré : « It's gonna make you mine ! »


Album-Screamin-Jay-Hawkins-Alligator-Wine.jpg

 

Magie et musiques noires

 

Avec sa réputation de coureurs de jupon (un marathonien plus qu'un sprinter vu le nombre d'enfants naturels), on comprend que Screamin' Jay Hawkins soit fasciné par les moyens d'assurrer le succès de ses entreprises amoureuses. Mais si Alligator Wine porte nettement la marque de fabrique de Screamin' Jay Hawkins, ce n'est pas tant pour cette obsession de fond que pour sa forme, archétypale : éviscération rythmique, lacération vocale, diction hoquetante... Mis en place avec I put a spell on you, ce style typique est le coup de griffe de l'exhuberant Screamin' Jay Hawkins.

Loin d'être filtrée, la recette est criée avec les moites échos d'une faune tropicale plus oppressante que les ingrédients de la potion. L'écoute d'Alligator wine, c'est l'assurance de se faire agresser par bande de bayous ! Plus qu'un cri du cœur, il s'agit de cris du corps. En studio ou sur scène, le chant de Screamin' Jay Hawkins est toujours survolté, ou mieux, possédé. A la fois auteur et interprètre, il incarne ses chansons sous les traits d'un baron Samedi d'opérette. Sortant d'un cercueil lorsqu'il entre en scène, il adapte des élements de culte vaudou à une vision plus hollywoodienne qu'occulte. Sa cape de vampire et ses mimiques de série Z le rapproche d'avantage de Bela Lugosi que d'un mystique de la Nouvelle Orléans.

Ce personnage caricatural n'est que la face immergée des provocations de Screamin' Jay Hawkins. La caricature cannibla de son album Black music for white people (1991) désarmoce ainsi toute la tension sexuelle sous jacente aux superpositions de peaux noires sur blanches. Dans le cas d'Alligator wine, les râles ne sont pas sans évoquer ceux échangés entre Ray Charles et les Raelettes en conclusion de What'd I say.

 

 

* : à noter que Screamin' Jay Hawkins et Serge Gainsbourg ont réalisé un duo de pianos sur Constipation blues.

 

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21 janvier 2013 1 21 /01 /janvier /2013 12:00

Aujourd'hui, nous allons écouter une chanson de Paul McCartney & Wings : Picasso's last words (drink to me). Titre des plus explicites, cette chanson traite des dernières paroles connues du grand peintre espagnol. Le 7 avril 1973, le plus cubiste des porteurs de marinière recevait à dîner dans sa villa de la Côte-d'Azur. En servant un verre de vin à l'un de ses convives, il lui aurait déclaré : « buvez pour moi, buvez à ma santé, vous savez que je ne peux plus boire ». Le lendemain, Pablo Picasso succombait à une attaque cardiaque.

Rapportés par un article du Time d' avril 1973, ces derniers instants sont la base d'un défi de comptoir. En vacances en Jamaïque au printemps 1973, le couple McCartney fait la connaissance de Dustin Hoffman, alors en tournage sur le film Papillon*. Lors d'un dîner, l'acteur demande à l'ex-Beatles comment il s'y prend pour composer tant de chansons. La réponse « je me contente de les faire » ne l'ayant pas satisfait, Paul McCartney est mis au défi d'en créer une à partir de n'importe quoi. Dustin Hoffman ayant été marqué par la lecture de l'article sur les « derniers instants et dernier voyage de Pablo Picasso », le sujet du défi est tout trouvé.

 

3-musiciens-picasso.png

 

Les paroles, les (dernières) paroles...

Si l'image de jeune premier continue de coller à (sir) Paul McCartney, ses dons de compositeur populaire sont reconnus de tous. D'après la légende, la classique All my loving (1963) aurait été rédigée à l'arrière d'un bus lors d'une tournée des Beatles. Paul McCartney n'hésite d'ailleurs pas à s'enorgueillir de ses facilités, ayant raconté à de nombreuses reprises (notamment dans le documentaire Wingspan qui accompagnait la sortie de ce best of) la conclusion du défi posé par Dustin Hoffman. Prenant sans tarder une guitare, Paul McCartney immédiatement sa guitare et commence à entonner un refrain : « drink to me, drink to my health ». On l'imagine facilement, à la plus grande stupéfaction de Dustin Hoffman.

Picasso’s Last Words est ainsi esquissée avec panache. Loin d'être oublié après la soirée, cet exercice de style est mis de côté par le prévoyant Paul McCartney : quand le vin est tiré, on le boit. La chanson est enregistrée à Lagos (Niger) en automne 1973, elle paraît dès décembre 1973 sur l'album Band on the run. Si ce morceau est le plus long de l'album, il figure aussi parmi les plus légers en paroles. Ce titre n'en est pour autant pas baclé, comme son origine de simple défi pouvait le laisser présager. Au contraire, les improvisations, ajouts et remodelage imposés au morceau lui donne une valeur d'hommage tout testamentaire à Pablo Picasso.

Picasso’s Last Words est surtout riche en rupture de rythmes et interludes inattendus. Avec une introduction à la sobriété proche de You've got to hide your love away (les Beatles, Help!), la mise en place est lente, avec une ambiance de fanfare ankylosée répondant avec poids à l'annonce de la mort du grand peintre (« the grand old painter died last night »). Un interlude francophone incongru (une réclame pour des guides et services touristique) sert de prélude à l'évocation du refrain de Jet (tiré du même album Band on the run) qui réchauffe rythme et chant (à la limité du crooner). Le morceau emboîte ainsi le pas à la finale autoréférencée de All you need is love (les Beatles, Magical Mystery Tour), où sont joyeusement repris les refrains de Yesterday et She loves you. Le refrain lancinant (« Drink to me, drink to my health/You know I can’t drink anymore ») est alors repris par un choeur éméché, au souffle bohème aviné. L'insertion soudaine d'un rappel de Mrs Vanderbilt (tiré du même album Band on the run) achève de découdre ce patchwork aux contours aussi instinctifs que surréalistes.

Si l'article du Time était la trame de la chanson, Paul McCartney & Wings l'ont taillé et reprisé jusqu'à en faire une somme de collages et superpositions dans l'esprit d'une toile aux arêtes aussi tranchées que ses perspectives sont faussées et sa composition anarchique. Dans le Paul McCartney In His Own Words (de Paul Gambaccini), l'ex-Beatles avoue « ne pas y connaître grand chose, mais avoir essayé de faire avec cette chanson, une sorte de chose cubiste ».



* : film inspiré d'une autobiographie de l'ancien bagnard Henri Charrière.

 

 

[En illustration les Trois Musisciens de Pablo Picasso (1921, Musée des Arts Modernes de New York), même si le trio de Paul McCartney & Wings était pour ce morceau entouré par Ginger Baker]

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6 novembre 2012 2 06 /11 /novembre /2012 08:30

Aujourd'hui, nous allons écouter un classique de tout bon bal musette qui se respecte : Ah ! le petit vin blanc. Inscrite au répertoire des chanson à boire, l'hymne à la consommation du vin blanc a été chanté sans modération par de multiples interprètes. Si l'on connaît surtout le pochetron de guingette, il ne faut pas passer sous silences les artistes du Music Hall qui s'en sont donnés à gorge déployée : du Chanteur sans nom à Yvette Horner, en passant par Tino Rossi.

C'est l'interprétation de ce dernier qui nous intéresse ici. Inévitablement soutenue par l'accordéon des tonnelles, la voix de Constantin ''Tino'' Rossi se pose ici sur un rythme plus soutenu que la version originale. Si cette accélération lui permet de ménager des trémolos musette stéréotypiques, elle ne conduit pas à un chœur de Petit papa saoul la tonnelle. En effet, l'auditeur n'est pas en mesure de pousser le refrain. Il est plutôt invité à se trémousser sous les tonnelles, car la festivité, plus que l'ébriété, est le premier motif de la chanson de Jean Dréjac.

 

 

Le chant des petits vins blancs

 

La chanson ah ! le petit vin blanc fut écrite en France par Jean Dréjac en 1943, sur une musique de Charles-Borel Clerc. Mais l'Histoire de la chanson française retient surtout que cette même année, la Résistance trouvait son hymne sur les ondes anglaises : le Chant des partisans*. Cette coïncidence ne donne pas vraiment de lustre à l'hymne du petit vin blanc... Est-elle pour autant une simple tocade passagère, témoignant d'un besoin de légèreté sous la chape de l'Occupation ?

A l'écouter avec attention, ah ! le petit vin blanc a plutôt l'air d'une réponse au Temps des cerises. Les deux chansons parlent en effet des amours printaniers, du côté de Nogent ou sous les cerisiers, les variations sont identiques. Composée avant la Commune de Paris (1871), le Temps des cerises prophétise cependant les désillusions des classes populaires, qui en garderont "une plaie ouverte au coeur". Face à cet écho nostalgique et fataliste, la chanson ah ! le petit vin blanc paraît encore une fois légère, avec ses canotiers enamourachées de danseuses engrossées... Pourtant elle aussi pertinente. En avance sur son époque, comme le Temps des cerises, elle préfigure l'innocence retrouvée de la Libération : époque où les tailles prennent de l'avantage, de ripaille comme de marmailles.

Ah ! le petit vin blanc n'est devenue célèbre qu'après la Libération, notamment grâce à l'interprétation de Lina Margny (vidéo ci-dessus). Elle fut reprise par Tino Rossi sur un disque de 1969 (cliquer ici pour en écouter la version que l'on retrouve sur son best-of). Si l'on en croit le site Wikipedia, l'un de ses interprètes actuels est Patrick Bruel. Pour sa part le Temps des cerises aura eu la chance de voir succéder à Yves Montand le groupe Noir Désir, la postérité, comme la popularité, passe par ce genre de détails...

 

 

* : traduction de Joseph Kessel (et de son neveu Maurice Druon) de la chanson composée par la russe Anna Marly, le « troubadour de la Résistance ».

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13 août 2012 1 13 /08 /août /2012 09:00

Aujourd’hui, nous allons écouter Wine-Flow Disco du groupe Mass Production. Comme lors d’une dégustation de vin à l’aveugle, nous allons enquêter, supposer et broder autour de cette chanson sur un mode discoenologique. Le groupe Mass Production a laissé peu de traces dans les puissants outils encyclopédiques que sont Google et Wikipedia*. Ce qui n'empêche pas le détective 2.0 d’avancer que cette troupe a officié de 1976 à 1983. Besogneux, le limier numérique va jusqu’à préciser que le groupe était originaire de Norfolk (Virginie) et constitué d’une dizaine de membres.

Mais si les d’Alembert et Diderot de nos temps modernes peuvent préciser que la plupart des musiciens étaient des camarades de lycée, ils restent bien silencieux sur la chanson qui nous intéresse : Wine-Flow Disco. On sait tout au plus que le morceau était présent sur le premier album du groupe : Welcome to our World. Paru en 1976, le disque est résumé par sa couverture, et son slogan : « Original Funk Music ». L’identité du groupe se trouve alors entre les poses R&B des Isley Brothers et des dégaines discosmiques de Funkadelic. On retrouve dans Wine-Flow Disco ce pont entre l’héritage digéré de la soul et l’émergence du genre disco, le tout sur au rythme d’un flacon déversant son flot de vin.

 

Wine-Flow-Disco--album-Mass-Production-Welcome-Our-World-19.png

 

 

Discaudalie

 

Au premier abord, on perçoit des reflets de modernité dans la robe musicale de Wine-Flow Disco. Avec la distorsion des voix et l’amplification des lignes de basse, le Disco Inferno (1976) des Trampps n’est pas loin. Mais sur la durée, on sent bien que Wine-Flow Disco a les fragrances des longues chansons jazz-funk du début des années 1970. Pourtant dépouillées, les sections vocales, rythmiques et cuivres témoignent de l’influence déterminante de Papa Was a Rollin’ Stone des Temptations (1973).

 

Jeunes vignes d’un terroir établi, Wine-Flow Disco est une promesse par son titre même : une chanson disco rythmée par l’écoulement vinique. De l’indolente introduction instrumentale au final unissant choeurs et cuivres, la chanson s’écoule au rythme imperturbable des congas. Souples et moelleux, ces à-coups rappellent les glou-glou d’une bouteille enquillant les ballons. Hypothèse farfelue ou effet dûment recherché... à vous de juger !

 

Assez simples, les textes sont du niveau du Celebration de Kool & the Gang et ne permettent pas d’en deviner beaucoup plus. Commençant par la satisfaction d’un homme finissant sa journée de travail, la chanson enchaîne sur un soirée en discothèque (« some folks are here for dancing//some other for romancing//all are here for good time ») puis par les consignes chorégraphiques d’un disc-jockey. Scandée avec foi, la ritournelle « Wine-Flow Disco » a une rémanence que je vous laisse maintenant juger.

 

 

* : Mass Production a par contre essaimé ses morceaux sur divers sites musicaux. Wine-Flow Disco peut s’écouter en cliquant ci-dessous :

 

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12 juin 2012 2 12 /06 /juin /2012 09:00

Aujourd’hui, nous allons écouter Bordeaux rosé, l’une des dernières chansons de Claude François. C’est en effet l’ultime chanson qu’il enregistra avec ses Claudettes en mars 1978, quelques jours avant son électrocution aussi accidentelle que mortelle. Devenant à son corps défendant une chanson testament, cette interprétation de Bordeaux rosé est saugrenue de part en part : air reggae inattendu, paroles psychédéliques et chorégraphie au cordeau. 

 



 

Disco rayé, disque reggae

 

Inspiré par le twist, le yé-yé, la Tamla Motown puis le disco, Claude François avait la capacité de s’adapter aux modes musicales. D’où une longévité dans les hit-parades français (et même belges), qui était pourtant loin de le contenter. Son entrée dans les charts anglo-saxons semblait être à portée de refrain en 1978. Il avait commencé l’année par les succès d’un gala au Royal Albert Hall londonien et il enregistrait dans les Alpes Suisses le Snowtime Special (ou Spécial Vacances Blanches) de la BBC. Il était aussi bien entouré des Jackson Five et Bonnie Tyler que de Sheila et Charles Aznavour, sans oublier les bien peu vêtues Claudettes.

 

Parmi les chansons interprétées (tantôt en français, tantôt en anglais), se trouve la perle qui nous intéresse : Bordeaux rosé. Composée pour Claude François par les anglais Ed Pumer (guitariste) et Peter Daltrey (chanteur), cette chanson donne l’occasion d’une chorégraphie bien loin de la naïve exaltation des débuts de Cloclo (Belinda, Si j’avais un marteau...). Ce qui marque le plus, c’est le décalage presque gênant entre cette danse rigide et millimétrée (qui ne frissonne pas sur le volte-face du refrain final ?) et son contenu musical à la cool.

 

Sur ces lancinants airs de disco-reggae, le dynamique déhanchement de Cloclo célèbre en effet les rosés de Bordeaux*. Ou plutôt leur consommation immodérée. Il s’agit ici de se laisser porter par la bouteille au travers de la nuit, mais pas sans compagnie (« Bordeaux rosé / Take us away / Make the room begin to sway /.../ Take my hand amongst the darkness / For we have little wine »). Cette ode de l’abandon de la raison au profit de la boisson reste un mystère. Reprise sur les publicités du Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux (CIVB) elle serait pourtant du plus bel effet.

 

 Claude-Francois-Cloclo-Vin-Champagne-Cocktail-Pod-copie-1.png

 

Clococktail

 

En bonus de cette chanson (kitchissime pour les uns, lamoyantes pour les autres), je vous propose une séance de mixologie avec Cloclo. Les extraits qui suivent sont tirés d’un entretien accordé au magasine Podium (racheté par Claude François en 1972) : « tous mes cocktails sont à base de Champagne. Trois fruits se marient particulièrement bien avec ce vin: l’orange, la fraise et la pêche. On peut mélanger les trois fruits ou les utiliser séparément. Passez ces différents fruits pour en extraire le jus que vous mélangerez dans une carafe. je conseille d’ajouter quelques gouttes de sirop naturel de chacun de ces fruits. Vous ajouterez alors un alcool sec à base de raisins : Cognac ou Armagnac. Mélanger bien le tout avant de verser le Champagne. Versez ensuite le Champagne très frais. » 


Ultime « petit conseil » de Cloclo : « il est important pour le goût comme pour l’imagination de flatter l’aspect visuel en additionnant quelques tranches des différents fruits utilisés »

 

 


* : en 2011, Bordeaux était la quatrième région française productrice de rosés (avec 12 % de la production nationale, loin derrière les 40 % de la Provence, les 18 % de la Loire et les 14 % de la Vallée du Rhône).

 

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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 09:00

Aujourd’hui, nous allons écouter une chanson écrite et composée par George Brassens : le Grand Pan. Dense en références antiques, dansante comme une gigue mystique, cette composition poétique est sans conteste très aboutie. Il convient donc d’aller au-delà de son discours nostalgique, qui oppose :

- un réjouissant âge doré, « Du temps que régnait le Grand Pan // Les dieux protégeaient les ivrognes »;

- aux tristes temps modernes : « Aujourd’hui, çà et là, les gens boivent encore // Mais Bacchus est alcoolique et le Grand Pan est mort ».


Cette dernière expression donne son titre, mais également tout son sens, à la chanson. Dans son traité Sur la disparition des oracles, le chroniqueur antique Plutarque* rapporte la mort du Grand Pan (Pan ho megas), annoncée par des cris à l’Île de Paxos et relayé par des pleurs à proximité de Palodes. Sous le règne de l’empereur Tibère (14-37 de notre ère), cette annonce était aussi celle de la fin du paganisme et de l'avènement du christianisme. Ce mythe néo-antique est ensuite devenu l’expression de la fin d’une civilisation, ou d’une société.

 


 

(Vi)no future

 

Paru dans l’album les Copains d’abord (1964), le Grand Pan reprend les codes musicaux de Georges Brassens : bagout et guitare sèche. Mais la lancinante rythmique est brisée par un rythme enlevé et empressé. Dans son disque l’Homme du moment (2004), Alexis HK la reprend d’ailleurs en forçant le trait bohème-guinguette dans un excès très bachique-bouzouk.


Nostalgique, la chanson se construit sur la caricature d’un merveilleux temps antique où « le vin donnait un lustre au pire des minus // Et le moindre pochard avait tout de Bacchus ».  Le responsable de cette déchéance ne serait autre que le professeur Nimbus et sa clique, qui « s’est mise à frapper les cieux d’alignement // Chasser les dieux du firmament ». Savant fou d’une populaire bande-dessinée des années 1930, le professeur Nimbus représente ici la Science, la logique cartésienne et... la pensée athée. 


Il paraît paradoxal que le moustachu à la mauvaise réputation prenne le parti des religions, aussi bien païennes que chrétiennes (« la plus humble piquette était alors bénie // Distillée par Noé, Silène et compagnie »). Le Grand Pan serait plutôt l’occasion de reprocher à l’Homme d’avoir perdu trop raisonnablement sa candeur primitive. La perte de l’innocence et de la magie poétique a suivi celle des croyances mythiques, sans que cette petite mort n’émeuve.

 

 

* : Philippe Borgeaud, dans la Revue de l’Histoire des Religions (1983)

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6 février 2012 1 06 /02 /février /2012 10:00

Aujourd’hui, nous allons écouter deux versions de la chanson Red Red wine. Ecrite et composée par Neil Diamond en 1968, ce n’est que suite à sa reprise en 1983 par le groupe UB 40 que cette chanson a connu le succès quasi-universel et intemporel des tubes (preuve s’il en est : on peut entendre à l’occasion Red Red wine sur Nostalgie FM).

Comme traduction rime souvent avec trahison, reprise a ici des échos de méprise. Le blues triste de l’américain Neil Diamond devient un gai reggae indolent avec les anglais d’UB 40. Deux atmosphères musicales interprétant aussi distinctement un même texte n’est paradoxal que si l’on n’oublie qu’une montée est également une descente.

 

Red red wine Neil Diamond 45rpm 1968

 

« Un coup de blues ?...

 

C’est en 1968,  que sort Red red wine. Cette ballade sonne comme une douloureuse complainte, montant progressivement en puissance par sa construction cadencée. La chanson est d’abord dépouillée, se réduisant à la voix chevrotante de Neil Diamond et à une rythmique électrique. Elle se transforme petit à petit en une envolée country, portée par l’insertion limite symphonique d’un violon et d’un piano, Neil Diamond prenant des accents de crooner.

 

La ritournelle entêtante du « red red wine » n’est que le leitmotiv de désir d’oubli exprimé par un « blue blue heart ». D’abord languissante, l’envie de ne plus se souvenir de celle qui est partie devient une fervente supplique au génie de la bouteille (« Red, red wine//Stay close to me//Don't let me be alone»). L’amertume est palpable, avec la conscience que cette tentative d’oubli est une vaine et complaisante mascarade.

 

L’année même de sa parution, Red red wine était déjà reprise par le groupe Jimmy James and the Vagabonds. Cela n’a rien d’inhabituel pour Neil Diamond, dont de nombreuses compositions ont été rapidement interprétées par d’autres. Parfois avant même que la version originale ne paraisse (c’était le cas en 1966, avec I’m a believer repris par The Monkees). En 1969, le jamaïcain Tony Tribe s’approprie plus spécifiquement la chanson, la parant de son univers reggae. Contrairement à une erreur répandue, Bob Marley n’a d’ailleurs pas enregistré de reprise de Red red wine.

 

 

 

... Un coup de rouge ! »

25 ans après Neil Diamond, UB 40 réalise sa version de Red red wine. Le groupe anglais adepte du DUB (grossièrement du reggae passé sur table à mixer) insère cette version dans l’album Labour of love, intégralement composé de reprises. D’après Terrence 'Astro' Williamson (trompettiste d'UB 40), aucun membre du groupe ne connaissait  la version originale de Neil Diamond, ils se sont essentiellement basés sur l’interprétation de Tony Tribe.

 

Le rythme lancinant de la première version est toujours présent, mais pour ce qui est du reste... L’accompagnement musical est plus enjoué et coloré, mais également plus présent, du début à la fin, sans qu’il y ait de réelle progression durant les 3 minutes. Quelques lignes ont été ajoutées : « Red Red Wine//you make me feel so fine//You keep me rocking all of the time ». Pas besoin de jouer plus longtemps au 7 différences. Le cœur même de la chanson est escamoté avec cette vision du vin commer carburant de l'oubli.

 

Loin d’être opposées, ces deux versions sont complémentaires, voire même successives. On y trouve en fait les deux phases d’une ivresse. Pour UB 40, c’est la vision ascendante : le vin transporte, la fatalité acceptée est surmontée avec insouciance. Avec Neil Diamond ce même versant est une pente : l’alcool triste démonte ce travail suggestif et seule la vacuité de l’essai importe. On peut voir derrière cette vision paradoxale ce qui peut être baptisé (à peine pompeusement) le ‘‘dilemme du verre de rouge entamé’’. Soit on le voit à moitié plein et on se réjouit qu’il reste du vin pour continuer sur la voie de l’ivresse, soit on le voit vide de sa moitié, celle qui a quitté et ne se trouve certainement pas dans ce qui reste de boisson.

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28 septembre 2011 3 28 /09 /septembre /2011 18:42

Aujourd'hui nous allons écouter Bottle of Red Wine, chanson de power blues écrite par Eric Clapton et Denaney Bramlett. C’est par ce court morceau que les bouteilles de vin ont cessé de n'être que des accessoires du blues, limitées au second-rôle de bottlenecks. Apparaissant sur le premier album solo d’Eric Clapton (sobrement appelé Eric Clapton), cette chanson sera reprise dans la plupart des concerts qu’Eric Clapton donnera au début des années ‘70. Parce que jouée par Derek & the Dominos, la version longue donnée au Fillmore  East (NYC) en octobre 1970 a le plus marqué les esprits (pour l’écouter, cliquer ici). C’est celle du Rainbow Concert de 1973 qui va ici nous occuper (pour l’écouter... n’hésitez pas à acheter le CD, ce ne sera pas source de regrets !), symbole à la fois de la solidarité artistique, et de la rédemption musicale, voire de la parodie malicieuse.


Clapton1.png

 

 

Derek and the winos

 

A la fin 1972, Pete Townshend (guitariste charismatique du groupe britannique The Who) décide de tout mettre en œuvre pour tirer Eric ‘God’ Clapton de la retraite dans laquelle il s’est enfermée, dans le comté de Surrey où il est né (sud-est de l’Angleterre) et dans l’héroïne où il engourdit ses tourments. Ces derniers ont des origines multiples, s’approchant autant de la tragédie grecque que d’une série télévisée mélo-dramatique. En 1970, Eric ‘Slowhand’ Clapton a été laminé par la disparition de son ami et modèle Jimi Hendrix (une soirée trop arrosée, avec un mélange bière-vin, aurait été fatal au Voodoo Child), suivie par celle de Duane Allman en 1971. Eric ‘‘Born under a bad sign’’ Clapton est également tiraillé par son amour impossible (et non partagée, à cette époque) pour Patti Boyd, qui n’est autre que la femme de George Harrison, guitariste des Beatles et excellent ami d’Eric Clapton. L’éclatement de son dernier super-groupe achève de le miner. L’épisode Derek & the Dominos s’est ajouté à la série des groupes auxquels Eric Clapton aura participé entre 1960 et 1970 (The Yardbirds, The Bluesbreakers, Cream, Blind Faith...).

 

Afin de briser l’atermoiement dépressif qu’Eric Clapton entretient, Pete Townshend crée de toutes pièces un super-groupe, qui ne se produira en public que pour deux concerts en une date unique. Le public britannique répond présent au grand retour d’Eric Clapton sur scène. Il faut dire qu’il n’en avait plus foulée une depuis le Concert for Bangladesh, en 1971. Le groupe Eric Clapton & the Palpitations* fut aussi éphémère que flamboyant, ne réalisant qu’une poignée de bœufs (ou jam sessions) avant de se présenter sur la scène londonienne du Rainbow Theatre. Pour les touristes en goguette, il est à noter qu'aujourd’hui le Rainbow Theatre est une église pentecôtiste (quartier de Finsbury Park). 

 

Epaulé par un sacré groupe d’amis, Eric Clapton peut étaler un jeu de guitare toujours aussi éclatant. La sélection des titres interprétés ménage d'ailleurs de longs solos et de nombreuses improvisations. Mais en plus de cette opération rassurante (à la fois pour le public et Clapton), on ne peut s’empêcher de deviner dans la sélection de titres joués le désir d’exorciser ses démons (et le fait que les deux concerts consécutifs affichent quasiment la même playlist va d’ailleurs dans ce sens). On retrouve le thème des amours contrariées avec Layla, tube d’Eric Clapton qui s’inspire d’une légende perse (Leila et Majnûn) pour mieux symboliser son désir pour Patti Boyd/Harrison. On perçoit également l’hommage aux défunts, car si Eric Clapton a souvent joué sa version du Little Wing de Jimi Hendrix, son écho est bien particulier dans cette salle. C’est en effet sur cette scène que Jimi Hendrix a, pour la première fois, enflammé sa guitare, c'était en 1967. On peut également retrouver des interrogations lancinantes sur la rédemption dans Presence of the Lord, ainsi que celles sur l’héritage et la création artistique dans le diptyque Power Blues et Crossroads.

 

 

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Love in wine, blues

 

Parmi ces chansons lourdes en sens, se détache une chanson très légère, qui interpelle d’abord par son extrême répétitivité. En effet 80 % des paroles se résument au seul refrain, qui est scandé, radoté, répété... jusqu’à plus soif. Bottle of Red Wine reprend en fait les insistantes suppliques d’un homme cloué au lit. Ce dernier a eu une soirée fortement arrosée la veille et ne peut se lever, gueule de bois oblige (« crazy feeling in my head »). Il implore son amie de se lever à sa place et de lui apporter au plus vite une bonne grosse bouteille de vin (« get up, get your man a big big bottle of red wine »). Du rouge qui tâche pour mieux se remettre d'une cuite ? Voilà qui est atypique ! Cette pratique dénote parmi les traditionnels remède de grand-mère contre la gueule de bois. Avaler une pâte faite de farine de moutarde et d’eau semble plus raisonnable, c’est un tout cas ce que conseille John Steinbeck dans son roman A l’Est d’Eden (1952), pour anéantir les effets d’une cuite au champagne.

 

Cette chanson a été calée au milieu des deux concerts du Rainbow Theatre, servant d’introduction à une pause comique entre Eric Clapton et Pete Townshend. Le morceau n’est pourtant pas interprété au rabais, dans la lignée du set électrique, Blackie* s’empresse de reprendre le dessus dès que les choeurs cessent. On se sent comme dans une caverne tremblant sous les échos successifs d’une vaine et pathétique requête, suivie d’un douloureux torrent rythmique qui se fracasse contre d’imperturbables parois. Bref, on se croirait dans la tête du pauvre homme encore saoul qui ne fait que répéter son envie inconsidérée d’une goulée de vin, tandis que ses tempes explosent sous la pression incontrôlée de son cœur.

 

Bottle of Red Wine, seulement une efficace mise en situation de gueule de bois ? Ce serait réducteur. On peut plutôt y voir un pendant de Nobody Knows You  (when you’re down and out), également interprétée lors du Eric Calpton’s Rainbow Concert. Ecrite par Jimmy Cox en 1923, cette chanson traite des ‘‘amis’’ qui ne sont là que quand les choses vont bien, s’absentant dès le premier ennui. Bref, l’antithèse de ce qui s’est produit au Rainbow Theatre cette journée là. Quoiqu’il en soit, Bottle of Red Wine pourrait être le prologue parodique de ce standard du blues. On peut imaginer que ce soit la période faste du protagoniste, l’époque où il avait la vie de millionnaire et dépensait sans compter pour des soirées alcoolisées (« Took all my friends out for a good time//Bought bootleg whisky, champagne and wine »). Bottle of Red Wine serait alors une vision caricaturale de cet homme, qui ne saurait que se plaindre et pleurnicher sur lui-même, quelles que soient les circonstances. 

 

Dans ce cas, cette chanson légère devient particulièrement optimiste, se moquant du poncif dépressif qui fait le blues elle prêche alors une sorte de fatalisme apaisé. L’initiative de Pete Townshend est un succès et remet sur pieds l’un des meilleurs guitaristes contemporains. En 1974 paraît 461 Ocean Boulevard, second album studio d’Eric Clapton qui marque son retour d’entre les limbes, mais pas forcément l'accès à une vie apaisée, ce qui est une autre histoire...

 

* : Eric Clapton occupe logiquement le poste de première guitare lors de ce concert, accompagné pour la première fois par sa Fender Stratocaster fétiche (Blackie). Pete Townshend et Ronnie Wood jouent les secondes guitares de luxe, tandis que Rebop Kwaku Baah et Jim Capaldi sont aux percussions, que Rick Grech s’occupe de la basse, et Steve Winwood au clavier.

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