Aujourd'hui, nous allons mettre le nez dans la Tétralogie du Monstre, une série scénarisée et dessinée par Enki Bilal. Si son fructueux tandem avec le scénariste Pierre Christin en a fait une icône populaire (de la Croisière des oubliés en 1975 à Cœurs sanglants en 1988), son œuvre solitaire (comme la Tétralogie du Monstre) en a fait un auteur aussi incontournable qu'inclassable. Ainsi que l'un des artistes modernes les plus côtés. C'est du moins ce que l'on lit en introduction de son exposition Mécanhumanimal. L'absence d'onomatopées aidant, il est vrai que chacune de ses cases s'apparente désormais à une toile, recomposée avec sa superposition de photos spiralées, de reliefs acryliques, de flous pastels... tout en conservant la singularité d'un crayonné instinctif.
Que ce soit dans la Trilogie Nikopol, la Tétralogie du Monstre ou le Coup de Sang (série en cours), le récit bilalien se passe dans un futur de fiction ou de science proche. En SF, il est facile d'avoir des prédictions à côté de la plaque. En témoignent les films futuristes des années 1980 où les écrans d'ordinateurs sont d'un vert pixelisé, les antennes paradent sur les téléphones, etc. Dans ce domaine périlleux, Enki Bilal a la réputation d'avoir le nez fin. L'avenir dira si les « fruits bio transgéniques » de l'album Quatre ? existeront en 2027 ! Mais l'on sait déjà que le premier album de la tétralogie était riche en aperçus futuristes.
Le Sommeil du Monstre faisait ainsi découvrir à ses lecteurs de 1998 un concept culinaire avant-gardiste : les sashimis* ! Enki Bilal faisait également déguster à son héros, Nike Hatzfed, une bouteille du Château Haut-Marbuzet, millésimé 1999. Une prédiction bien vue pour ce cru bourgeois de Saint-Estèphe (88/100 sur l'échelle de Robert Parker Jr), qui sera bien un compagnon de choix pour une nuit solitaire en 2026. En fait, i l'on en croit les commentaires de dégustations, les millésimes 1998 et 2000 auraient également pu convenir... mais quand même !
J'aime l'odeur de Paname au petit matin
Il peut sembler aisé de résumer les albums d'Enki Bilal à quelques poncifs : Baudelaire dans la Trilogie Nikopol, les mouches et autres placodermes dans la Tétralogie du Monstre, le bleu grisant et le gris bluffant de la Femme Piège au Siècle d'Amour... Mais l'ensemble ne se laisse pas réduire à l'alignement de motifs obsessionnels. En témoignent les perpétuels renouvellements narratifs (de l'Appel des étoiles aux Fantômes du Louvre) et graphiques (des Légendes d'aujourd'hui à Julia & Roem). Comme un terroir viticole de haut vol, Enki Bilal produit des albums caractéristiques de son cru, mais insolemment atypiques d'un millésime à l'autre.
Le sort réservé au nez marque la cuvée de la Tétralogie du Monstre (1998-2007). Expert de la mémoire (mémo'art?), le héros Nike Hatzlfed voit son appendice nasal cassé dès le commencement du Sommeil du Monstre. Rabiboché, ce nez est transformé en un pif gadget des plus fragiles, re-cassé au premier coup de tête. Brisé de nouveau en introduction du 32 décembre, ce nez devient un lien synesthésique entre le Nike Hatzlfed original et ses sosies. Restant entier pour le Rendez-vous à Paris, le siège de l'odorat est paramétré pour devenir un outil de traque (pour en savoir plus, [re]lire la série!). Dans le dernier tome, le super renifleur finit détraqué. Nike Hatzlfed pâtit de cette agueusie lors de son déjeuner au restaurant Jean Rachid Nataka, qui fait face à l'hôtel Crillon Saint Eustache en 2027 (détail de la page 11 ci-dessus).
Cette aventure nasale se clôt sur des conclusions de dégustation particulièrement salées : le bordeaux est tout simplement de la flotte. Jugement qui émeut peu le serveur, tant que la bouteille n'est pas bouchonnée direz-vous... Paris, comme l'entrecôte de Salers et la quille bordelaise, sont sans saveur, ni goût. Ce déjeuner insipide a pourtant un responsable, cette artnosmie étant signée Warhole. Tout comme toutes les fractures et bidouillages subis par le blair de Nike Hatzlfed, un peu facilement mené par le bout du nez... Mais se réfugiant toujours dans sa mémoire, ici dans la visite du président François Mitterrand en 28 juin 1992 à Sarajevo (« lieu » de naissance du protagoniste et de son créateur). La Tétralogie du Monstre reste ainsi sous le signe Georges Pérec, auquel Enki Bilal empreinte son Je me souviens (à moins que ce ne soit le I remember de Joe Brainard?)
Lors du déjeuner à Quatre ?, le trio de Sarajevo est reformé sous l'égide de ce grand ordonnateur qu'est Optus Warhole. Ce dernier dicte également le menu et les accords mets-vins de ce rendez-vous parisien. On notera qu'Enki Bilal y place malicieusement le vins de ses copains. Le déjeuner volant au restaurant du Crillon est ainsi accompagné d'un "Château Rouge Garance, Trintignant Cortellini 2016" et d'un "Château Benjamin de Rothschild 2010". Le premier flacon provient d'un domaine du Gard qui appartient au couple Claudie et Bertrand Cortellini et à l'acteur Jean-Louis Trintignant. L'emblème de ces flacons rhodaniens n'est autre qu'un aigle dessiné par un certain... Enki Bilal. Président de la Compagnie Vinicole Baron Edmond de Rothschild, Benjamin de Rothschild est quant à lui un proche ami d'Enki Bilal.
Valant détour et visite, l'installation Mécanhunimal est à voir au Musée des Arts et Métiers (Paris 3ème) jusqu'au début 2014. Ce titre énigmatique semble sculpté dans le verbe pour Alcide Nikopol, héros réunissant en un corps une jambe métallique et le dieu faucon Horus. Dans la lignée de Jules Vernes et H.P. Lovecraft, cette exposition place les créations anxio-théâtrales d'Enki Bilal au carrefour des aspirations et déceptions du vingtième siècle. Dont Enki Bilal est sans conteste un enfant, prodige !
* : prévision une dizaine d'années avant que les sushis passent dans l'alimentation mondialisée. Ce nez dans les prédictions se teinte également de géopolitique. Dans l'album 32 décembre (2003), c'est un incident nucléraire japonais qui résonne avec l'actualité récente, tout comme l'attentat de l'Obscurantis Order sur la Tour Eiffel (Le Sommeil du Monstre) semble maintenant annoncer les attentats du 11 septembre 2011.