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9 juillet 2013 2 09 /07 /juillet /2013 08:30

Aujourd'hui, nous allons mettre le nez dans la Tétralogie du Monstre, une série scénarisée et dessinée par Enki Bilal. Si son fructueux tandem avec le scénariste Pierre Christin en a fait une icône populaire (de la Croisière des oubliés en 1975 à Cœurs sanglants en 1988), son œuvre solitaire (comme la Tétralogie du Monstre) en a fait un auteur aussi incontournable qu'inclassable. Ainsi que l'un des artistes modernes les plus côtés. C'est du moins ce que l'on lit en introduction de son exposition MécanhumanimalL'absence d'onomatopées aidant, il est vrai que chacune de ses cases s'apparente désormais à une toile, recomposée avec sa superposition de photos spiralées, de reliefs acryliques, de flous pastels... tout en conservant la singularité d'un crayonné instinctif. 

Que ce soit dans la Trilogie Nikopol, la Tétralogie du Monstre ou le Coup de Sang (série en cours), le récit bilalien se passe dans un futur de fiction ou de science proche. En SF, il est facile d'avoir des prédictions à côté de la plaque. En témoignent les films futuristes des années 1980 où les écrans d'ordinateurs sont d'un vert pixelisé, les antennes paradent sur les téléphones, etc. Dans ce domaine périlleux, Enki Bilal a la réputation d'avoir le nez fin. L'avenir dira si les « fruits bio transgéniques » de l'album Quatre ? existeront en 2027 ! Mais l'on sait déjà que le premier album de la tétralogie était riche en aperçus futuristes.

Le Sommeil du Monstre faisait ainsi découvrir à ses lecteurs de 1998 un concept culinaire avant-gardiste : les sashimis* ! Enki Bilal faisait également déguster à son héros, Nike Hatzfed, une bouteille du Château Haut-Marbuzet, millésimé 1999. Une prédiction bien vue pour ce cru bourgeois de Saint-Estèphe (88/100 sur l'échelle de Robert Parker Jr), qui sera bien un compagnon de choix pour une nuit solitaire en 2026. En fait, i l'on en croit les commentaires de dégustations, les millésimes 1998 et 2000 auraient également pu convenir... mais quand même !

 

Bilal-Quatre.jpg

 

J'aime l'odeur de Paname au petit matin

 

Il peut sembler aisé de résumer les albums d'Enki Bilal à quelques poncifs : Baudelaire dans la Trilogie Nikopol, les mouches et autres placodermes dans la Tétralogie du Monstre, le bleu grisant et le gris bluffant de la Femme Piège au Siècle d'Amour... Mais l'ensemble ne se laisse pas réduire à l'alignement de motifs obsessionnels. En témoignent les perpétuels renouvellements narratifs (de l'Appel des étoiles aux Fantômes du Louvre) et graphiques (des Légendes d'aujourd'hui à Julia & Roem). Comme un terroir viticole de haut vol, Enki Bilal produit des albums caractéristiques de son cru, mais insolemment atypiques d'un millésime à l'autre.

Le sort réservé au nez marque la cuvée de la Tétralogie du Monstre (1998-2007). Expert de la mémoire (mémo'art?), le héros Nike Hatzlfed voit son appendice nasal cassé dès le commencement du Sommeil du Monstre. Rabiboché, ce nez est transformé en un pif gadget des plus fragiles, re-cassé au premier coup de tête. Brisé de nouveau en introduction du 32 décembre, ce nez devient un lien synesthésique entre le Nike Hatzlfed original et ses sosies. Restant entier pour le Rendez-vous à Paris, le siège de l'odorat est paramétré pour devenir un outil de traque (pour en savoir plus, [re]lire la série!). Dans le dernier tome, le super renifleur finit détraqué. Nike Hatzlfed pâtit de cette agueusie lors de son déjeuner au restaurant Jean Rachid Nataka, qui fait face à l'hôtel Crillon Saint Eustache en 2027 (détail de la page 11 ci-dessus).

Cette aventure nasale se clôt sur des conclusions de dégustation particulièrement salées : le bordeaux est tout simplement de la flotte. Jugement qui émeut peu le serveur, tant que la bouteille n'est pas bouchonnée direz-vous... Paris, comme l'entrecôte de Salers et la quille bordelaise, sont sans saveur, ni goût. Ce déjeuner insipide a pourtant un responsable, cette artnosmie étant signée Warhole. Tout comme toutes les fractures et bidouillages subis par le blair de Nike Hatzlfed, un peu facilement mené par le bout du nez... Mais se réfugiant toujours dans sa mémoire, ici dans la visite du président François Mitterrand en 28 juin 1992 à Sarajevo (« lieu » de naissance du protagoniste et de son créateur). La Tétralogie du Monstre reste ainsi sous le signe Georges Pérec, auquel Enki Bilal empreinte son Je me souviens (à moins que ce ne soit le I remember de Joe Brainard?)

Lors du déjeuner à Quatre ?, le trio de Sarajevo est reformé sous l'égide de ce grand ordonnateur qu'est Optus Warhole. Ce dernier dicte également le menu et les accords mets-vins de ce rendez-vous parisien. On notera qu'Enki Bilal y place malicieusement le vins de ses copains. Le déjeuner volant au restaurant du Crillon est ainsi accompagné d'un "Château Rouge Garance, Trintignant Cortellini 2016" et d'un "Château Benjamin de Rothschild 2010". Le premier flacon provient d'un domaine du Gard qui appartient au couple Claudie et Bertrand Cortellini et à l'acteur Jean-Louis Trintignant. L'emblème de ces flacons rhodaniens n'est autre qu'un aigle dessiné par un certain... Enki Bilal. Président de la Compagnie Vinicole Baron Edmond de Rothschild, Benjamin de Rothschild est quant à lui un proche ami d'Enki Bilal.


Valant détour et visite, l'installation Mécanhunimal est à voir au Musée des Arts et Métiers (Paris 3ème) jusqu'au début 2014. Ce titre énigmatique semble sculpté dans le verbe pour Alcide Nikopol, héros réunissant en un corps une jambe métallique et le dieu faucon Horus. Dans la lignée de Jules Vernes et H.P. Lovecraft, cette exposition place les créations anxio-théâtrales d'Enki Bilal au carrefour des aspirations et déceptions du vingtième siècle. Dont Enki Bilal est sans conteste un enfant, prodige !

 

 

 

 

* : prévision une dizaine d'années avant que les sushis passent dans l'alimentation mondialisée. Ce nez dans les prédictions se teinte également de géopolitique. Dans l'album 32 décembre (2003), c'est un incident nucléraire japonais qui résonne avec l'actualité récente, tout comme l'attentat de l'Obscurantis Order sur la Tour Eiffel (Le Sommeil du Monstre) semble maintenant annoncer les attentats du 11 septembre 2011.

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7 mai 2013 2 07 /05 /mai /2013 08:30

Aujourd'hui, nous allons célébrer les 75 ans d'activité du plus célèbre des grooms : Spirou ! Choisie parmi la soixantaine d'albums de la série Spirou et Fantasio, notre bougie sera un épisode de la Mauvaise tête d'André Franquin. Sacré artiste de la bande dessinée par Hergé, Franquin aura signé, bon an mal an, la série Spirou durant deux décennies. Contrairement au reporter Tintin créé par Hergé, Franquin n'aura fait qu'accompagner un personnage aux aventures de commande. Passé sous les gommes et pinceaux successifs de maîtres de la bande dessinée franco-belge, le calot de Spirou a échappé à la muséification durant trois quarts de siècle. Il est resté aussi fringant qu'au premier jour, mais il est aussi resté la propriété de son éditeur.

Ce pacte faustien était inscrit à l'acte même de naissance du héros de papier. Spirou a été créé par le dessinateur Rob-Vel, autant dans les annales de l'histoire de la BD que dans la série elle-même. Paru en avril 1936, le premier épisode des aventures de Spirou représente sa naissance : un portrait peint par Rob-Vel, aspergé d'eau de vie et coupé sur mesure pour répondre à la demande du Moustic Hôtel (et l'animation du journal de Jean Dupuis). Loin d'être mis en bière, le jeune wallon roux n'y baignait donc pas à sa naissance. Par contre le monde dans lequel il évoluait était bien alcoolisé, ce qui était un ressort comique classique. A la fin de l'année 1940, Spirou se retrouvait (sous la plume de Davine*) dans le bar de la ville américaine de Pépiteville. Ayant tout juste quitté un village des inuits, Spirou est à la recherche de renseignements pour mettre un terme à son périple. Une bagarre de cowboys faisant rage, Spirou en est une victime collatérale, assommé net par un jet de bouteille. Petit gag qui fait écho à l'épisode de la Mauvaise tête à lequel nous allons maintenant nous intéresser. 

 

Spirou-Fantasio-Mauvaise-Tete-Franquin-1956.jpg

 

L'assommeur assommé

 

Succédant à Jijé, Franquin est aux commandes de Spirou et Fantasio de 1948 à 1969, période de créativité foisonnante qui insuffle son esprit à la série. André Franquin est en effet l'auteur des albums de référence de la série (le Repère de la murène en 1957, le Prisonnier du Bouddha en 1961...), de seconds rôles incontournables (le comte Pâcome de Champignac, Zorglub, Zantafio et autre Marsupilami), des plus belles inventions (le fantacoptère, la turbotraction...), sans oublier les couvertures les plus emblématiques ! L'album de la Mauvaise Tête (1956) en est l'exemple parfait. Le titre percutant, la face géante de Fantasio et l'air hagard de Spirou lui donnent une tournure particulièrement hitchockiennne (partiellement désamorcée par le sourire béat de Fantasio et les couleurs criardes).

L'atmosphère de cet épisode tient plus des enquêtes de Gil Jourdan (Maurice Tillieux) que des aventures de Spirou. Au passage qui nous intéresse, ce dernier est en train de s'aventurer chez le voisin de Fantasio, car le meilleur ami du groom est poursuivi par la police pour une affaire de vol de masque égyptien. Armé d'une bouteille de vin trouvé dans la masure, il est finalement assommé par cette même bouteille. Comme dans le choc pris en 1940, Spirou en est quitte pour un évanouissement prolongé. Une fois de plus, la bouteille tient bon et reste intacte. Elle ne sera pas débouchée pour fêter le réveil, Spirou lançant tel un boyscout : « aucune bouteille ne te fera plus cet effet... »

Loin d'être un chantre moralisateur, Franquin était tout simplement à l'aise avec les incursions de boissons alcoolisées dans ses bandes dessinées enfantines. Dans ce même épisode, le cousin Zantafio trinque à la santé d'un Fantasio emprisonné (à tort, bien sûr). Mais comme Zantafio est un méchant, il boit non seulement seul, mais en plus dans un verre à moutarde. Ce qui est bien le signe de son ignominie. Dans l'épisode des Hommes-bulles (1964), l'écureuil Spip a une phrase qui ne serait plus du tout de bon goût dans un album de jeunesse. Face à Spirou revenant bougon d'une plongée, il pense « l'eau ne lui fait pas l'humeur joyeuse, non ! Il devrait essayer le vin ! » C'était le temps où la loi Evin n'existait pas et durant laquelle les cowboys solitaires n'avaient pas à mâchonner une brindille.

 

 

Pour tous ceux souhaitant célébrer ce trois-quart de siècle, dans l'Atelier de Fournier vient de paraître (évidemment aux éditions Dupuis). Dans ce chouette album, Joub et Nicoby nous donnent l'occasion d'en savoir plus sur l'auteur du magistral album de l'Ankou (1977). La lecture de la série Spirou par... est également conseillé aux lecteurs de 7 à 77 ans (notamment les Géants pétrifiés de Fabien Velhmann et Yoann, le Journal d'un Ingénu d'Emile Bravo et Panique sur l'Atlantique de Lewis Trondheim et Fabrice Parme). 

 

 

 

* : à l'époque, Rob-Vel (de son vrai nom Robert Velter) était mobilisé dans l'armée belge. Son mari étant au front, c'est son épouse Davine (de son vrai nom Banche Dumoulin) qui a poursuivi les aventures de Spirou dans le journal du même nom.

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23 novembre 2012 5 23 /11 /novembre /2012 08:30

Aujourd'hui, nous allons parcourir les Bijoux de la Castafiore, pour nous arrêter sur un épisode champagnisé des aventures de Tintin. Je dirais même plutôt, une non aventure alcoolisée dans la veine de cet épisode immobile. Paru en 1963, cet album fait en effet bande à part au sein de l'oeuvre de Georges « Hergé » Remi. Comme Pierre Assouline le démontre avec brio dans sa biographie Hergé, l'album des Bijoux de la Castafiore est particulièrement abouti, car il ne s'y passe (quasiment) rien. La succession de péripéties joue avant tout sur le contre emploi (le savant Tryphon Tournesol romantique) et le comique de répétition (la marche brisée de l'escalier principal).

Sans oublier l'absurde, qui fait de Moulinsart un petit théâtre que n'aurait pas renié Eugène Ionesco. Donnant son titre à l'album, le summum de l'absurdité est bien sûr la perte des bijoux de Bianca Castafiore (l'air des bijoux du Faust de Charles Gounod étant son refrain fétiche). Parmi ces nombreux gags, l'épisode de l'Harmonie de Moulinsart a une place particuliére, s'inspirant d'une situation vécue par Hergé.

 

Tintin-bijoux-castafiore-fanfare-moulinsart-champagne.jpg

 

 

Sonnez, sonnez toujours, poivrons de la BD

 

Si l'évocation du mythe de Cana dans Tintin est trés épisodique (cf. les 7 boules de cristal), l'apparition de bouteilles de champagne dans ses aventures est assez fréquente. Dans le Crabe aux pinces d'or, les caisses de champagnes de la soute du Karoubdjan sont de véritables pistolets à bouchons. Toujours dans cet album de 1941, le capitaine Haddock est victime d'hallucinations dans le désert, Tintin devenant à ses yeux assoifés une bouteille de champagne. Certains voyant dans ce gag bon enfant une parabole de l'homosexualité de Hergé, on se demandera ce qu'ils pensent de celui d'Objectif lune. Fêtant le projet de fusée spatiale, le capitaine avale le bouchon d'une bouteille de champagne qu'il a trop rapidement ouverte... « Une tape dans le dos » sauve le capitaine de ce qui pourrait bien passer pour une incitation à de troublantes pratiques sado-masochistes. Même le soupçon zoophile persiste, Milou se prenant le bouchon recraché dans le cou (« le champagne ne me réussit pas »)...

Bref, nous n'allons pas nous attarder sur les cartes de vœux du studio Hergé (au choix à flûtes ou coupes de champagnes), ni sur les nombreux produits dérivés tintinophiles (étiquettes de bouteilles, muselet et capsule en éditions limitées...) qui ont trait aux vins de Champagne. Revenons plutôt aux Bijoux de la Castafiore. Après que le séjour de la cantatrice milanaise ait été divulgué par la presse, le maire de Moulinsart se rend au château du même nom*. Il y prononce un discours de l'acabit de ceux soporifiques du maire de Champignac des aventures de Spirou et Fantasio, mais il est surtout accompagné de la fanfare de Moulinsart. Au cours du deuxième entretien de Numa Sadoul avec Hergé (Tintin et moi, entretiens avec Hergé, 1975 aux éditions Casterman), l'auteur rapport une « anecdote qui montre combien la célébrité en général, et celle de « Tintin » en particulier sont choses relatives ».

Se trouvant dans une de ses propriétés à proximité de Bruxelles, Hergé « reçut la visite de la fanfare de la petite localité voisine. Les musiciens avaient déjà fait le tour des cafés des environs et, quand ils sont arrivés, dans un espèce de char-à-bancs, ils étaient sérieusement éméchés. Ils sont descendus, une bonne dizaine, ils ont commencé, en rang, par compisser ma haie... Cette formalité accomplie, ils ont faire leur entrée triomphale, tarata boum pouët pouët !... Et ils ont alors répandu des flots d'harmonie. Après avoir bien joué, ils ont bien bu. La bière a coulé, elle aussi, à flots... Enfin, leur porte-parole prononcé le traditionnel discours de remerciement. Discours qu'il a conclu en ces termes : « Et maintenant, chers amis, nous allons lever notre verre à la santé de Mossieu Remi, et crier tous ensemble, d'une seule et même voix : Vive Spirou ! »... »

 Hergé s'est directement inspiré de cette charmante anecdote pour l'Harmonie de Moulinsart, une façon de rentabiliser la beuverie des fanfarons belges. La transposition en bande dessinée est cependant d'un standing un peu plus élevé. Bianca Castafiore impose en effet du champagne aux importuns convives (contre le gré de l'impotent Haddock « Quoi ? ... Du champagne ? ... Jamais ! »). Au final, la fanfare est toujours aussi saoule, mais le gag s'est francisé, gommant la belgitude brassicole.

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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 10:00

Aujourd’hui nous allons parcourir un strip des Aventures du professeur Nimbus. Le nimbus en question n’est ni un nuage savant, ni un balai d’une série de romans à succès. Il s’agit ici du personnage créé par André Daix en 1934. Apparaissant dans des strips quotidiens, Chantal Goya décrit avec sa verve habituelle sa tournure dans sa chanson de 1988 : « il a de gros yeux avec un grand front//et un cheveu en forme de point d’interrogation ».

Au fil du temps, ce personnage a acquis dans la culture populaire la place de caricature du savant sinoque (écouter le Grand Pan de Georges Brassens). Un docteur en rien Mabuse et en tout maboul. Le gag ci-dessous joue sur le ridicule d’un raisonnement jusqu’au-boutiste du raisonnement du professeur Nimbus, jusqu’à la chute dégoulinante.

 

 

Professeur-Nimbus-sait-lire-a-l-envers-Andre-Daix.png

 

 

Châteauneuf, docteur ?

 

Muet, ce vinique strip est d’un humour assez sommaire, mais qui n’en est pas moins touchant d’une spontanéité enfantine. Cet aimable calembour est ainsi proche de l’humour des strips de Pif le chien : épurés, pour ne pas dire simples. A noter que si la bande est datée par son style, le professeur Nimbus témoigne d'une oenophilie intemporelle. Il couve notamment d'un oeil sûr la robe du vin à déguster et n'omet pas d'être précurseur dans la mode du vin au verre. Même si son ballon doit sentir bon la caraffe pinardière du patron.

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 10:55

 

Aujourd’hui, nous allons parcourir les pages du manga Les Années Douces. Dessinée par Jirō Taniguchi, cette bande-dessinée japonaise est l’adaptation d’un roman de Hiromi Kawakami*. Dans l’œuvre originale, la romancière tokyoïte sélectionne quelques unes des rencontres fortuites qui réunissent Tsukiko et un de ses anciens professeur : le maître. Partageant ces dîners autour d’un comptoir à sushis, la trentenaire célibataire et le veuf retraité sont les acteurs rompent la banalité de l’existence citadine par l’instauration de règles et d’habitudes tacites, devenant des cœurs solitaires aux verres solidaires.

Si le pichet de saké s’accorde à la majorité des repas de ces Années douces, le vin y fait une rapide apparition. La force de ce fugitif passage a cependant une rémanence qui dépasse celles que bien des mangas oenologiques ne peuvent espérer effleurer.


Jiro-Taniguchi-Hiromi-Kawakami-Les-Annees-Douces-Vin-Compt.png

 

Dégustation, piège abscons

 

Jirō Taniguchi est un mangaka qui développe depuis les années 1990 une sensibilité accrue dans son traitement de la simplicité et de la valeur de la Vie (lire Quartier lointain ou Le Sommet des Dieux). Cette approche universelle n’est pas sans rappeler celle du réalisateur Hayao Myazaki, notamment dans l’usage du fantastique folklorique (cf. l’épisode des Tengus dans les Années douces). Ces deux artistes partagent d’ailleurs un imaginaire très occidental. Jirō Taniguchi allant jusqu’à adopter un rythme de parution bien plus européen que nippon**. Alors que le mythique mangaka Ozamu Tezuka aurait réalisé plus de 700 séries durant sa carrière, Jirō Taniguchi publie actuellement un à deux albums par an.

 

Le roman des Années douces reposant sur la subtilité des non-dits, le défi pour Jirō Taniguchi aura été de mettre des images sur cette finesse silencieuse, en rien démonstrative. L’épisode sur lequel nous allons revenir en est un parfait exemple. Il s’agit d’un rendez-vous que Tsukiko a avec Kojima (un de ses anciens camarades de collège). Se retrouvant au bar Maeda, ils arrosent leurs huîtres fumées et omelette au fromage de vin rouge (a priori un Beaumes de Venise, peut-être un rosé d’ailleurs...).

 

L’exercice de la dégustation reste ici sensoriel et non charnel. Le moment de complicité devient en effet un triste enseignement. Kojima montre à Tsukiko comment agiter son verre à vin et bonne élève Tsukiko constate bien que « le goût était différent de tout à l’heure. Comment dire ?... C’était une saveur généreuse qui s’offrait à vous. » Mais elle n’y met pas plus de conviction. Transportée dans le monde des adultes, « des grandes personnes », Tsukiko ne veut pas y rester.

 

Durant les 4 pages de cet épisode se trouvent condensé une version adulte et raisonnable des dîners avec le maître. Le parallèle est pur et parfait : on retrouve la gastronomie atypique, les associations mets-alcool, la position assise au comptoir... Sauf qu’ici la position maître/élève n’est pas une douce réminiscence, mais une position de force dictée par la maîtrise des conventions sociales. Le dîner avec Kojima est programmé et attendu, tandis qu’avec le maître, les choses sont spontanées, entendues et ne sont dites que si elles en vaillent la peine.

 

Cette critique policée des convenances est le sage pendant de ce qui émaille Boudu sauvé des eaux (pour vous en convaincre, cliquer ici et là). Sans déflorer l’intrigue de l’ouvrage, Tsukiko évitera de revoir Kojima, préférant prendre le maki, sans que cela tourne pour autant au ‘‘Sex & the Sushi’’. La fin de ces Années Douces possède une délicatesse onctueuse, pareille à la mélancolique évanescence d’un dimanche après-midi,  ou aux arômes ténus d’un vin qu’il convient de ne pas carafer.

 

 

* : en France, le roman est paru en 2003 aux éditions Philippe Picquier (200 pages, 35 €). Le manga a été publié en deux tomes (2010-2011) aux éditions Casterman, dans la collection Signatures. En version originale, l’œuvre s’intitule : センセイの鞄 (le sac du professeur) et ne se lit pas de gauche à droite comme sur l’extrait ci-dessus, mais de droite à gauche.

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13 juin 2011 1 13 /06 /juin /2011 11:07

Aujourd’hui nous allons lire le 13e album des aventures de Tintin : les 7 boules de Cristal. Cette BD a été écrite et dessinée par Georges Rémi (dit Hergé) entre 1943 et 1946. On lit ici la version colorisée de 1948, qui est celle actuellement publiée par les éditions Casterman. Dans l’épisode qui nous intéresse, Tintin se voit entraîné par le capitaine Haddock dans une relecture magique du mythe de Cana, déjà évoqué ici. 

 

RG6SeptBoules.png

 

Magie, magie, idem que l’œnologie ?

 

Si le titre énigmatique de l’album et des indices de malédiction planent au dessus de Tintin dès le début de l’aventure, les premières pages sentent le tâtonnement. Comme si Hergé avait un fil directeur, mais qu’une pelote de possibilités l’empêchait de voir quelle ficelle tirer pour arriver à se lancer. Dans l’errance introductive, pleine de fausse-pistes (comme le tombeau mérovingien évoqué par le professeur Tournesol), Hergé joue la sûreté en asseyant dans sa série l’importance du capitaine Haddock. Il est à noter que la représentation de ce dernier en snobinard à Moulinsart ne sera pas conservée par la suite, ce qui n’est pas dans les habitudes de Hergé, adepte du comique de répétition, « je dirais même plus..

 

Les acrobaties de Nestor et Milou ne font pas tout et Hergé doit bien amorcer l’histoire. De manière assez abracadabrante, c’est l’obsession du Capitaine Haddock pour un numéro de prestidigitateur qui va marquer le début des péripéties du reporter. Ayant assisté plusieurs fois au spectacle du prestidigitateur Bruno, Haddock croit avoir trouvé le ‘‘truc’’ qui permet au magicien de transformer de l’eau en vin rouge. Il passe donc un verre d’eau au travers d’un cône de carton orange, strié de noir (ou l’inverse) et demande à Tintin du juger du résultat. Inutile de préciser que cet essai a été réalisé en... vain ! 

 

Si le vin est bien composé à 80-85% d’eau*, un tour de passe-passe plus élaboré (probablement avec du colorant concentré) est nécessaire pour réussir cette transformation. Même le Christ a dû utiliser des cailloux pour réussir pareil tour, c’est dire. Ne se démontant pas face à cet échec cuisant, Haddock décide d’emmener le reporter à la houppe au music-hall où officie « le roi des illusionnistes (...) et cette fois, mille tonnerres, je saurai comment il procède ! »

 

RG17SeptBoules.png


L’étoile mystérieuse ou ignominieuse ?

 

Tous ceux ayant lu cet album, ou vu sa très bonne adaptation en dessin animé, se souviennent de qui se passe au Music-Hall-Palace (contrairement à ce qui précède). Se succèdent :

- l’effrayant numéro d’hypnotisme durant lequel la prédiction de la malédiction de Rascar Capac ;

- les retrouvailles en coulisses de Tintin avec le général Alcazar durant l'entracte ;

- la hâte du Capitaine à vouloir retourner à sa place qui le conduit à se perdre et à faire irruption, empêtré de draps et d’un masque taurin sur scène.

 

Haddock déboule bien sûr au moment où Bruno est sur le point de transformer l'eau en vin. Pour cause de vachette, on ne l'aura pas vu réaliser son tour, comme on n'aura pas pu chercher à deviner le truc utilisé. Dès ce moment, l'affaire est laissée sans plus de façon en suspens. On ne verra d'ailleurs plus Bruno dans les aventures de Tintin. Quoique le pianiste Igor Wagner (les Bijoux de la Castafiore) lui ressemble curieusement. Hergé a maintenant lancé les bases de son histoire, il peut amener Tintin à se frotter à une malédiction péruvienne des plus divertissantes. Mais avant de se laisser entraînés par le Temple du Soleil, certains lecteurs ont bloqué sur un autre astre : une grande étoile de David placée derrière l'illusionniste.

 

Cette pièce fut ajoutée au dossier à charge de Hergé, comme étant une preuve de son antisémitisme. Georges Rémi s'en est toujours défendu, affirmant que l'étoile était ici un symbole magique et non judaïque. Dire que Hergé a placé cette étoile pour bourrer le crâne de ses lecteurs d'idées antisémites paraît être un faux procès d’intention flagrant, pour ne pas dire ridicule de bien-pensance mal-placée. Mais il faut reconnaître n'est pas aussi blanc que les monts du Tibet. Si ce détail n'est pas qualifiable d'antisémite, on ne peut pas en dire autant des juifs qui apparaissent dans la première version de l’Etoile Mystérieuse, ou du marchand juif du Crabe aux Pinces d’Or.

 

Mais même cet antisémitisme latent me semble plus être un coupable artefact d’une époque révolue, où des relents anti-juifs primaires se retrouvaient comme autant de préjugés dans toute la société, œuvres pour enfants comprises (on en trouve des traces bien plus virulentes dans Hector Servadac de Jules Verne). Il ne faut pas non plus complètement dédouaner Hergé, pleinement responsable de ces "gags". Comme le faisait remarquer Pierre Assouline dans sa biographie sur le maître de la ligne claire, Hergé est beaucoup moins candide et innocent qu'il n'y paraît, et il a beaucoup profité d'une indulgence liée à l'amalgame que l'on faisait de son héros avec lui, le naïf scout. Preuve en est son traitement post-libération, très arrangeant pour un auteur ayant continué à travaillé sous l'Occupation, presque comme si de rien n'était.

 

En 1948, quand il achève enfin son diptyque péruvien, Hergé fait quand même un ultime clin d’oeil au début improbable qu'il a donné à cette aventure. Que la boucle soit bouclée. Je vous laisse à vos Tintin pour voir ce qu'il advient de cette rasade...

 

RG62TempleSoleil.png

 

* : teneur variant principalement selon le titre alcoométrique, et en moindre proportion selon les teneurs en composés polyphénoliques, sucres et acides résiduels...

 

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27 avril 2011 3 27 /04 /avril /2011 21:35

Aujourd’hui nous allons lire une aventure de Corto Maltese : Côtes de Nuits et roses de Picardie. Ecrite et dessinée par Hugo Pratt, elle est parue dans Pif Gadget en 1971 (on la retrouve actuellement dans le recueil Les Celtiques aux éditions Casterman). Cette courte histoire (20 pages) se déroule le 21 avril 1918, suspendue entre les tranchées alliées et le ciel de la Somme. 

 

Celtiques.png

 

Le der des verres

 

Pour planter le décor, penchons-nous sur le titre enchanteur de cet épisode.

On a d’abord les roses* que l’aviateur allemand Manfred Albrecht, baron von Richthofen (ou ‘‘baron rouge’’) laisse sur la carcasse des avions qu’il abat. Geste poétique s’il en est, tout à la fois hommage à l’ennemi vaincu, et tribu pour réparer le sacrilège que représente la prise de la plaque d’identification sur l’avion abattu (le tableau de chasse du baron en comptait 80).


Puis viennent les Côtes de Nuits. Corto Maltese possède une paire de bouteilles qui attise la convoitise de ses deux compagnons : les soldats Sandy et Clem. En fait surtout celle de son ami australien Sandy, mais il se défend de les vouloir pour sa propre consommation. Il assure au contraire que si son camarade d’infanterie Clem les avait bues, il aurait déjà pu abattre d'un coup le baron rouge. Selon Sandy, « Clem est le meilleur tireur de l’Australie... Mais uniquement quand il est saoul » .


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C’est alors que ces deux petites fables bien distinctes se rejoignent. Tout se joue ici le jour où le baron rouge est mort, en plein vol, sous le feu nourri de l’armée alliée (canons, mitrailleuses antiaériennes, soldats...). Malgré des rapports légistes contradictoires, l’Histoire a retenu que le baron rouge n’avait été touché que par une seule et unique balle. Dans Côtes de Nuits..., c’est Clem qui semblerait l’avoir abattu. C’est en tout cas une possibilité proposée par Pratt et laissée au seul jugement du lecteur.


Reprenons notre histoire. Profitant du sommeil de Corto Maltese, Sandy débouche les flacons bourguignons et les offre à Clem. Clem les descend net et s’apprête à faire subir le même sort au baron rouge, qui les nargue depuis les cieux. Réveillé par le passage en rase-motte du triplan (à moins que ce ne soit plutôt le feu nourri des alliés...), Corto constate le mauvais coup de Sandy et assiste au tir de Clem (passablement éméché) sur l’avion du baron. La carlingue s’écrase, tous accourent et y constatent le décès de l’aviateur. 


La conclusion est cependant aussi inattendue qu’impitoyable. Clem cuvant tout son soûl à l’endroit où il a fait feu, il se fait tuer sous le bombardement des représailles germaniques. 

Conclusion amère, un somme en Somme fatal.

 

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Guerre, si vile...

 

Côtes de Nuits... s'achève après un épilogue qui laisse le lecteur désappointé. Alors que l’on voudrait s’emporter contre la rudesse, la violence, l’inconscience de Sandy qui a poussé Clem à boire, Corto nous surprend par son détachement. Il affirme, philosophe, que nul n’est responsable, « ou plutôt oui, il y a un coupable... Un seul, le plus odieux de tous, c’est la guerre.» 

 

Cette réflexion est doublement intéressante. D'abord elle remet cette aventure dans la perspective de l’œuvre de Pratt, profondément pacifiste et humaniste. Cet épisode se trouve même rattaché à son anthologie de la bêtise humaine en uniforme (Ernie Pike, les Scorpions du désert...). En rappelant, au détour d’une case, la carrière d’aviateur d’Herman Göring, Pratt donne même à la chute du baron rouge les prémices de l’envol d’un vautour brun (se voulant la carrure d'un aigle noir, mais qui ne réussissant qu’à se repaître du charnier des déceptions de la 1ère G.M, pour en créer une seconde).

 

La pensée exprimée par Corto a aussi valeur de morale, de leçon de modestie. Déstabilisé par le parti pris du héros, le lecteur se rend compte, penaud, qu'il n’a pas pu s’empêcher de juger les personnages. Ce qui est plus troublant, c'est que l'on s'aperçoit que Clem et le baron rouge ont été introduits avec un traitement identique (on connaît l’amour filial du baron, les rêves de Clem, leurs engagements militaires similaires...), on n’a cependant pas pu éviter de préférer l'un à l'autre. De regretter la mort tragique de l’Australien et rester froid devant celle de l’aviateur allemand.

Corto a mieux perçu que nous l’absurdité de ces situations guerrières (ce qui rappelle son attitude dans la Ballade de la Mer Salée ou le Songe d’un Matin d’Hiver). Restant un gentilhomme de fortune, il a, lui, gardé la tête dans les nuages. Pas sûr que tout le monde puisse adopter la même philosophie après s'être fait chipé deux bouteilles de Vosne-Romanée...

       

 

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* : le fait que Pratt précise « roses de Picardie » pourrait être une référence malicieuse à une chanson anglaise de l’époque : Roses of Picardy (reprise par Yves Montand, Tino Rossi, Sidney Bechet, Ray Ventura...)

 

 

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